Les banques centrales au défi de la crédibilité
La communication des banques centrales s’est imposée comme un instrument de politique monétaire à part entière. Elle a joué un rôle clé pour assurer leur crédibilité. Pourtant, face au retour de l’inflation, les principales banques centrales peinent aujourd’hui à se faire entendre et leur crédibilité est remise en question.
Au commencement était… l’adjectif. En clamant contre vents et marées – et contre l’observation des consommateurs en remplissant leurs caddies – que l’inflation était « transitoire », le Président de la Réserve fédérale Jerome Powell a été accusé de déni de réalité. Son homologue de la BCE est quant à elle, soupçonnée de dissimuler une politique de faucon derrière un discours de colombe. Dans les deux cas, les critiques remettent en cause la crédibilité des banques centrales, que celles-ci ont mis 40 ans à construire.
La rationalité d’Ulysse
Pour comprendre ceci, une perspective historique s’impose, en espérant que le titre de cet article ne s’applique pas à son contenu. L’action des banques centrales a été entièrement réinventée dans les années 70 pour pallier leur impuissance à lutter contre la stagflation après le choc pétrolier. Dans leur célèbre article “Rules rather than discretion: the inconsistency of optimal plans” (1977), les futurs Prix Nobel Finn Kydland et Edward Prescott montrent que l’engagement des banques centrales à lutter contre l’inflation n’est pas crédible s’il ne s’appuie pas sur une règle contraignante. En effet, une politique discrétionnaire aura tendance à céder à la tentation d’un avantage à court-terme (par exemple la croissance ou l’emploi) au détriment de sa mission première de stabilité des prix. Comme Ulysse qui se sait vulnérable face au chant des Sirènes, il devient dès lors rationnel de s’attacher au mât pour maintenir le cap.
L’article de Kydland et Prescott a révolutionné la pratique des banques centrales en consacrant leur indépendance et en leur confiant un mandat unique inscrit dans leurs statuts de façon à ne pas offrir la possibilité d’un arbitrage entre différents objectifs. La leçon, appliquée avec succès pour maîtriser l’inflation dans les années 80 et 90, est une règle d’or pour toutes les organisations confrontées à une crise de confiance : se priver de toute optionnalité et « brûler ses vaisseaux » pour démontrer la crédibilité d’un engagement.
Une communication… qui se paye de mots
Depuis le milieu des années 1990, la communication d’une banque centrale va bien au-delà d’une mission « classique » d’information du public. Elle est devenue un instrument de politique monétaire à part entière, destiné à ancrer les anticipations des agents économiques.
L’introduction de la forward guidance au début des années 2000 participe de cet objectif de crédibilité. En annonçant à l’avance ce qu’elle compte faire (et en le faisant effectivement), la banque centrale ôte toute incertitude sur la réalité de ses intentions. Dans cette même logique de prévisibilité de la politique monétaire s’est installée une communication particulièrement codifiée, et même codée, entretenant un curieux dialogue entre banquiers centraux et « ECB watchers » capables de traduire un adverbe en points de base d’augmentation des taux directeurs.
La force de la crédibilité acquise a permis d’articuler un discours performatif – le rêve de tout communicant ! – qui transforme les mots en réalité. L’exemple le plus spectaculaire de cette magie du verbe restera incontestablement le « whatever it takes » de Mario Draghi, qui a éteint d’une phrase toute spéculation sur une dislocation de la zone euro quand les taux grecs, espagnol et portugais se sont dangereusement écartés du Bund allemand à l’été 2012.
Cette démonstration, si magistrale soit-elle, a aussi des allures de chant du cygne. Avec l’adoption de mesures non-conventionnelles, la politique monétaire a dérogé à sa mission première de stabilité des prix pour devenir un supplétif de la politique budgétaire, brouillant ainsi l’action des banques centrales. Celles-ci ne sont plus perçues comme des facteurs de stabilité des prix mais comme des prêteurs en dernier ressort, créant un double aléa moral vis-à-vis des Etats (qui ne sont plus incités à équilibrer leurs comptes publics) et des marchés (qui anticipent une intervention de la banque centrale en cas de stress, au point qu’ils tendent à réagir favorablement aux mauvaises nouvelles).
Le lapin dans les phares
Dans un discours éclairant prononcé en 2018, Jens Weidmann, alors Président de la Bundesbank, avait mis en garde contre cette dépendance mutuelle de la politique monétaire et des marchés financiers. Dans une spectaculaire mise en abyme, les marchés réagissent aux annonces des banques centrales, mais celles-ci prennent leurs décisions sur la base des informations fournies par le marché. Paul Samuelson avait ainsi comparé la politique monétaire à un singe qui se voit pour la première fois dans un miroir : le singe pense qu’il gagne de nouvelles informations en regardant l’autre singe, alors qu’il ne voit que son reflet. Weidmann invite donc les banques centrales à ne pas finir comme « un lapin pris dans les phares d’une voiture », paralysées par la crainte de la réaction des marchés.
Tant que les indices des prix à la consommation ne révélaient pas de signes d’inflation, on pouvait plaider que l’objectif de stabilité des prix n’était pas incompatible avec une politique monétaire expansionniste. Mais le retour de l’inflation ne permet plus de tenir ce discours et contraint les banquiers centraux à faire un choix.
On se souvient du tollé qu’avait provoqué l’une des premières déclarations publiques de Christine Lagarde (« nous ne sommes pas là pour réduire les spreads »), qui n’était, somme toute, que l’expression d’une réalité factuelle. Elle a enfoncé le clou, en mars 2022, en soutenant dans sa conférence de presse que « les décisions de politique de la BCE sont prises par des personnes sensées, et non par les ECB watchers».
Si la provocation était sans doute évitable, ce message est loin d’être une erreur de communication, comme beaucoup sont tentés de le croire, mais un signal puissant que la politique monétaire, après avoir mis tant de temps à s’affranchir de la tutelle politique, est bien décidée à restaurer sa crédibilité en s’émancipant, cette fois, des marchés.
Alexis de Maigret associé et Jawad Khatib, consultant senior Vae Solis Communications