Ces derniers mois ont été marqués par les nombreuses immixtions de l’Etat dans les dossiers dits « de Place »,ces opérations financières à forts enjeux économique, politique et médiatique que le tout-Paris aime à commenterautour d’une bonne table. Certes, les ingrédients étaient réunis : marchés haussiers, opérations records de fusions-acquisitions, dynamique globale de consolidation… Mais, au-delà, quels sont les facteurs explicatifs de ce retour de l’Etat « gate-keeper » ?

Les sujets de souveraineté et d’attractivité n’ont jamais été aussi à la mode qu’aujourd’hui. Pour la première fois, un portefeuille ministériel a même été consacré à l’attractivité. La souveraineté, elle, après avoir longtemps été moquée, est devenue un déterminant majeur de la politique française, et européenne : énergie, semi-conducteurs, numérique, agriculture, défense… 

Certaines opérations redessinent très fortement un marché. L’OPA de Veolia sur Suez ? « Motrice de la transition écologique en France » dixit Antoine Frérot, Président de Véolia. TF1/M6 ? « Une opportunité historique de moderniser les médias » selon Gilles Pélisson, le boss de TF1. Dans les deux cas, il s’agit de constituer de « grands champions » mondiaux capables, respectivement, de rivaliser avec la concurrence chinoise et de contrer les Gafa. Difficile d’ imaginer des pouvoirs publics muets face à ces opérations aux conséquences économiques et sociales potentiellement considérables.

La gloire du politique (et son corollaire, l’hubris de l’administration), jouent un rôlePlus l’opération se rapproche des élections, moins la chance de survie est élevée. Officiellement, le projet de fusion entre Carrefour et Couche-Tard a ainsi été « recalé » pour cause de souveraineté alimentaire. Officieusement, Bercy a peu gouté d’être averti très tardivement. 

La présence d’acteurs étrangers éveille la suspicionUne prise de participation, aussi minoritaire soit-elle, remet nécessairement en cause le maintien des centres de décision de la cible, son ancrage local et l’allocation de ressources stratégiques. Bercy est rapidement intervenu sur la cession d’Aviva France pour rassurer les salariés, inquiets d’une mainmise du fonds Apollo. Et le Château s’est rapidement immiscé dans la cession d’Equans par Engie convoité par l’Américain Bain Capital. 

Trop ou pas assez ?

La France a décidé fin 2021 de proroger d’un an le renforcement du contrôle des investissements étrangers dans le but de protéger ces fameux actifs stratégiques. Le seuil de déclenchement du filtrage de ces investissements a été abaissé de 25% à 10% et concerne désormais la grande majorité des secteurs économiques. La recrudescence des contrôles d’opérations sensibles (5 fois plus important depuis le décret Montebourg) est nette, même ski le nombre de refus est stable. L’enjeu reste évidemment le bien-fondé de l’intervention. Et là, le bât peut blesser. 

L’Etat est certes recevable à mettre la pression sur les entreprises qui ont largement bénéficié de ses largesses – PGE (Renault) ou remises au pot très favorables (Air France). Sa posture pose en revanche question lorsqu’elle n’a pas ce type de justification, si bien qu’elle peut sembler discrétionnaire, et/ou qu’elle aboutit à des situationsparadoxales. Le « non courtois, clair et définitif » de Bercy au projet Carrefour-Couche Tard risque ainsi de se traduire par un rapprochement alternatif entre deux acteurs français – Cocorico ! – mais… qui serait socialement plus risqué qu’une opération franco-canadienne. La question de la destruction de valeur imposée au vendeur auquel on demande de revoir sa copie (comme dans le cas du projet de cession par Ardian de Photonis, spécialisé dans la vision nocturne pour les armées, à l’américain Teledyne) est également problématique.

Encore l’opération Photonis pouvait-elle emporter des considérations stratégiques nationales. Telle n’est pas celui du rapprochement TF1-M6. A tort ou à raison, le non-renouvellement du mandat d’Isabelle da Silva, connue pour sa rude neutralité, à la tête de l’Autorité de la concurrence, à quelques jours du début de l’étude de ce dossier, a été regardé et critiqué à l’étranger comme une ingérence politique dans une stricte question de régulation. Le fait que Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, affirme tranquillement devant le Sénat que « la convergence des médias (était) inéluctable et porteuse de promesses » n’a pu qu’alimenter les soupçons. Le tacle de Xavier Niel devant l’Assemblée ne s’est bien-sûr pas fait attendre : « (Elle) a été virée parce qu’elle était la seule à souhaiter faire son boulot normalement sur le sujet du rapprochement ». Rude…

Convaincre pour vaincre

Pour un investisseur, la France n’est sans doute pas plus « difficile » qu’un autre pays. Mais, comme tous les autres, elle a ses codes propres, hérités de son histoire, qu’il faut respecter.  Faire allégeance « au roi » est, chez nous, souvent requis. Il faut le savoir, et en tirer des conclusions opérationnelles, en particulier en matière de relations avec les pouvoirs publics et de communication. Engager très en amont des discussions avec les autorités nationales (capex) et locales (préservation de l’emploi, non délocalisation, etc.) est impératif. Il s’agit d’installer une compréhension, si possible une adhésion, et de les faire primer sur le réflexe, naturel, de résistance à une « prédation » ou de « passage en force ».

Il est également indispensable d’échanger rapidement et sérieusement avec les IRP (instances représentatives du personnel), qui jouent un rôle important dans la posture que prendront les pouvoirs publics. Dans le cas de la cession d’Equans, tous les candidats à la reprise admis « en finale » ont ainsi longuement pris le soin d’exposer leur projet. Cela a dissipé bien des malentendus et levé les oppositions, y compris dans l’hypothèse, qui a longuement tenu la corde, d’une reprise par un fonds étranger. Cette approche doit, enfin, être évolutive pour anticiper et/ou contrer des événements exogènes qui peuvent survenir durant toute la période de préparation (rumeurs, contestations politiques, prise de parole d’experts, etc.). 

Un acquéreur, surtout s’il est étranger, pense souvent que la France est fermée. Cela est faux empiriquement.Mais, chez nous, pour vaincre, il faut convaincre : les actionnaires de la cible évidemment, mais aujourd’hui tout son écosystème. Et il faut le faire dans le cadre d’une démarche respectueuse, habile, mais opiniâtre.

Max Benard, consultant senior et Florian Ridard, directeur Vae Solis Communications