Les promesses vertueuses ne sont pas, pour l’entreprise, sans risque juridique et, surtout, réputationnel. C’est pourquoi il est préférable pour elle de ne pas « s’engager » à la légère

L’époque où l’objectif unique d’une entreprise était de réaliser des bénéfices est incontestablement révolue. Urgence climatique, égalité, diversité, lutte contre les discriminations : sur tous ces enjeux, elle est désormais presque mise en demeure des’engager, d’aller au-delà de sa simple promesse marchande en ayant un impact positif sur la société. La défiance qui prévaut envers le système politique, les médias et tous les corps intermédiaires renforce encore le poids de cette injonction : l’entreprise est aujourd’hui « attendue » … comme le messie.

D’aucuns penseront que cette attente est disproportionnée par rapport aux moyens dont dispose une entreprise, fût-elle puissante. D’autres, au contraire, jugeront qu’il était plus quetemps de tourner la page sur la vision étroite, mesquine qui prévalait auparavant, parfaitement résumée par Milton Friedman dans son célèbre article du New-York Times deseptembre1970 : « La seule responsabilité sociale d’une entreprise, c’est de faire du profit » – assertion devenue inaudible. La vérité est que, du point de vue opérationnel, la question se pose dans des termes à la fois moins manichéens, et plus complexes.

Caractère opposable juridiquement… et médiatiquement

Certes, la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) de 2019 a consacré la naissance d’un « capitalisme responsable obligé », d’une part, en renforçant certaines contraintes et, d’autre part et surtout, en ouvrant des possibilités nouvelles (Raison d’être, option pour le statut d’Entreprise à mission…) vis-à-vis desquelles chaque entreprise doit se positionner. Elle doit le faire au regard de son appétence propre,mais aussi par rapport à son univers concurrentiel : difficile d’assumer la posture où, seul, on ne formulerait pas d’admirable promesses… Pourtant, près de deux ans après l’instauration de ce cadre juridique, le rapport Rocher (remis au ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance en octobre 2021) est venu dresser un premier bilan relativement décevant en matière d’adhésion au nouveau dispositif : alors que les astres  (activisme des ONG, attente d’une part croissante de la population, pression médiatique…) semblent alignés pour pousser les sociétésdans cette voie, elles ne se sont pas précipitées pour se doter d’une Raison d’être, et moins encore pour l’inscrire dans leurs statuts. Pourquoi cette prudence ?

Celles qui ont été auditionnées dans le cadre du rapport Rocher sont unanimes : se dire engagé, voire exemplaire, ne leur semble pas sans risque. Elles n’ont pas tort ! Un premier, risque, évident, est d’ordre juridique : à la Raison d’être s’attache une obligation de moyens et un caractère opposable qui la distinguent nettement des politiques RSE auxquelles on souscrit de son propre chef. La possibilité que soit recherchée, sur la base d’un préjudice allégué par tel ou tel, la responsabilité d’une entreprise (voire de ses mandataires sociaux) pourmanquement à ses engagements n’est, selon les juristes, pas à exclure.

Encore ce premier risque est-il incertain… ce qui n’est pas le cas du second, le risque médiatique. Car si l’opposabilité juridique demeure floue et discutée par les spécialistes, l’« opposabilité médiatique », elle, est à l’heure de la transparence intégrale, du fact-checkinget de la viralité permise par les réseaux sociaux, tout simplement fatale. Or, être assigné au tribunal des media ou de Twitter pour insincérité ou défaut de vigilance sur les valeurs-mêmes qu’on proclame peut occasionner des dégâts considérables au capital réputation d’une entreprise, l’un de ses biens les plus précieux… alors même que, justement, ses engagements avaient vocation à le renforcer. Cela est particulièrement visible lorsque survient tel ou telscandale « corporate » : un simple coup d’œil sur le site web de l’entreprise incriminée fait apparaître, entre les déclarations d’intention et la réalité, un écart cruel dont on ne sait pas s’il faut en rire ou en pleurer. Ajoutons que le bénéfice vis-à-vis des parties prenantes (clients, salariés etc.) d’une démarche du type Raison d’être ou même adoption du statut d’Entreprise à mission tend à décroître avec le temps et avec la prolifération des convertis : on a beaucoup parlé des pionniers (on se souvient de Danone dès 2020), les suiveurs sont tout naturellement moins remarqués pour leur démarche au fur et à mesure qu’elle se banalise.

Le credo du « méchant Friedman » peut aider la « gentille entreprise » 

On comprend, dès lors, l’hésitation de ces agents économiques rationnels que sont les entreprises au moment de s’engager dans un processus qui présente de moins en moins de bénéfices, et de plus en plus de risques. Le paradoxe est que c’est peut-être bien le credo apparemment d’un autre âge du « méchant Friedman » qui donne la meilleure clé de lecture des difficultés qu’il y a aujourd’hui à se présenter en « gentille entreprise ». Contrairement à ce que l’on croit généralement, Milton Friedman admettait tout à fait que l’entreprise contribue volontairement à la promotion de l’intérêt général, mais seulement à condition que celui-ci coïncide avec son intérêt particulier. Il aurait ainsi parfaitement compris qu’elle défende la planète ou qu’elle affiche des objectifs d’inclusion ou de diversité… si cela lui permettait d’avoir plus de clients, ou encore de recruter les meilleurs talents. Autrement dit, qu’elle fasse le bien si cela lui profite à elle, que son altruisme soit au fond un égoïsme bien compris (ce qui, au passage, ne change rien au caractère objectivement désirable des objectifs poursuivis). 

C’est précisément à ce réglage que doivent aujourd’hui procéder les entreprises en se demandant, dans le cadre d’un process très sérieux d’évaluation et de simulation, jusqu’où elles peuvent aller, en matière d’engagement RSE, pour en retirer un maximum de bénéficesmais sans se mettre elles-mêmes en risque au-delà de ce qui est acceptable. Cynique ? Pas tant que cela ! L’intérêt de tous n’est certainement pas que, échaudées par une multiplication d’effets boomerang qui refroidirait leurs ardeurs, les entreprises désertent le terrain des valeurs qu’elles commencer à peine à investir.

Amélya Cheraïti, consultante et Philippe Manière, président de Vae Solis Communications