Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos-Le Parisien, et Nicolas Barré, Directeur des rédactions Les Echos, partagent leur regard sur la mutation des grands media print qui peuvent, affirment-ils, maintenir et même développer leur audience à condition d’embrasser la révolution numérique

« Nous sommes devenus une entreprise de media et de tech »

Q : On a longtemps cru que la presse quotidienne serait la plus exposée à la révolution digitale qui l’ébranlait particulièrement comme apporteuse de nouvelles « fraiches ». Or, comme le montrent les succès des Echos, elle semble s’en sortir mieux que la presse périodique. Quelle est votre recette ?

PL : Nous sommes en fait au milieu du très long voyage de la transition numérique, qui a commencé il y a une vingtaine d’années et qui va se poursuivre : certains disent que l’on passe « de Gutenberg à Zuckerberg » … Dans ce contexte, notre « recette », comme vous dites, consiste à embrasser la révolution digitale – nous recrutons ainsi en nombre développeurs, marketeurs et ingénieurs data–, mais sans infléchir un instant notre ambition originelle, celle de produire une information de qualité, sourcée et vérifiée grâce à des équipesde journalistes de grand talent. 2022 a été à cet égard une année symbolique pour Les Echos qui ont franchi la barre des 50% de revenus générés par le numérique, en abonnements comme en recettes publicitaires. C’est une immense satisfaction pour nous. Le Parisien progresse vite lui aussi avec déjà 20% de ses revenus générés par le digital. Nous devenons en fait une entreprise de media et de tech, une « media-tech company ».

365 : Mais n’est-ce pas un changement de métier ?

PL : Pas du tout ! La production de contenus de première qualité reste évidemment le cœur de notre activité, avec un contrat de lecture inchangé : il s’agit, pour chacun de nos titres, de faire autorité dans son champ respectif – fût-il élargi s’agissant, par exemple, des Echos, qui traitent désormais la politique et la culture avec la même compétence reconnue que l’économie, leur « sujet » historique. Mais à quoi nous servirait-il d’être excellents dans la production de contenus journalistiques si nous étions incapables de les apporter au lecteur sous toutes les formes que requiert l’évolution des usages ? C’est ce qui explique que nous nous appuyions aujourd’hui sur près de 150 techniciens du digital œuvrant quotidiennement à optimiser la diffusion de la production des quelque 700 journalistes du groupe. Nous sommes entrés dans l’économie de la relation, qui suppose de très bien connaître ses publics pour mieux les servir : nos concurrents pour l’accès au client sont désormais Netflix ou Amazon, avec lesquels on nous compare fatalement en termes de confort d’usage. Aujourd’hui, vendre un journal c’est aussi avoir une appli aux meilleurs standards ou un site internet où l’on navigue rapidement…

NB : Nous avons de fait énormément travaillé l’expérience utilisateur qui n’était pas dans la tradition de la presse. Mais c’est aussi en termes d’organisation de la journée de travail des journalistes que tout a été repensé pour le numérique et ses rythmes de publication qui n’ont plus rien à voir avec le bouclage quotidien vers lequel tous les efforts des équipes étaient traditionnellement tendus. Notre souci de qualité demeure obsessionnel, il se traduit différemment : il s’agit désormais d’alimenter en permanence nos supports en contenus nouveaux en fonction des types d’audience et des moments de la journée, avec plusieurs bouclages successifs. Un journaliste de quotidien a bien-sûr toujours connu les contraintes de l’information chaude, mais aujourd’hui elle est encore plus chaude… et elle est chaude tout le temps. Autre nouveauté : les journalistes peuvent suivre en direct le taux de lecture d’un « papier », et même son taux de transformation, c’est-à-dire le nombre d’abonnements qu’il provoque. Les meilleurs résultats sont indiqués à chaque conférence de rédaction, c’est très stimulant.

365 : N’y a-t-il pas ici un risque de distorsion de la ligne éditoriale vers les papiers les plus « sexy » au détriment de la qualité fondamentale ?

NB : Non, parce que la ligne éditoriale est très claire et que la promesse lecteur faite par les Echos, celle de la qualité, est inchangée. Nous ne la trahirons jamais.

PL : Nicolas et moi sommes complètement en ligne sur ce sujet. Notre métier est à la fois une activité d’offre, et une activité de demande. Il faut absolument continuer à publier des papiers de qualité même s’ils ne génèrent pas, ou peu d’audience ou d’abonnements, parce que c’est notre devoir et aussi parce que c’est ce qu’attendent nos lecteurs. Mais rien de nous interdit, même avec cette exigence, de publier plus de papiers qui sont très lus ou suscitent plus d’abonnements. D’ailleurs, on se trompe souvent en opposant le sérieux et l’attractivité : il est fréquent que des articles consacrés à des sujets assez austères soient très lus et provoquent des abonnements ! Nous avons publié ainsi début mars une longue interview d’un banquier proche du Kremlin mais peu connu, Andreï Kostine, sur les conséquences de la guerre, qui a fait un tabac. Et, sur l’appli comme sur notre site web, les pages « Idées » sont la deuxième section la plus lue du journal !

NB : Le digital nous permet au surplus d’offrir des formats nouveaux et très excitants. Notre podcast audio hebdomadaire « La story », qui traite à fond un sujet particulier grâce à la rédaction des Echos, bien sûr, mais aussi avec des experts extérieurs – ce qui aurait été difficile avec ce degré d’exhaustivité dans les formats print traditionnels -, est devenu le premier podcast d’actualité natif en France. Et c’est justement parce qu’il combine l’exigence de qualité du print avec la facilité d’accès du numérique.

PL : « Code source », le podcast d’actualité quotidien du Parisien, fonctionne sur le même schéma et remporte lui aussi un grand succès. La Story et Code Source bénéficient d’ailleurs d’une forte présence sur les réseaux sociaux parce qu’ils répondent aux attentes des utilisateurs de ces réseaux et sont conçus en référence aux codes qui sont ceux des réseaux. Cela permet donc d’élargir l’audience de nos titres, en particulier vers un public plus jeune. Beaucoup l’ignorent, mais on trouve aujourd’hui sur les réseaux sociaux plus de vidéos du Parisien que de vidéos de Brut… On est passé, au Parisien comme aux Echos, d’un journal à un media s’adressant à de multiples publics sous de multiples formes. 

365 : Mais cette ubiquité et cette multiplicité n’installent-elle pas une sorte de dichotomie entre un print qui, aux yeux des CSP+, demeure LA référence, le seul support « digne d’eux », et les autres formats qui s’adressent à un lectorat plus large mais sont à peine connus des « élites » ?

NB : Nous sommes dans une phase intermédiaire de la révolution digitale, et tout cela a vocation à évoluer au fil du temps avec l’arrivée de générations digital-native. Cela dit, le format print, papier ou pdf, demeure extrêmement pertinent pour le lecteur qui perçoit immédiatement la hiérarchie de l’information, et son format synoptique permet une lecture rapide efficace. Nous en sommes pleinement conscients. Nous offrirons toujours cette option et apportons au format print le même soin que lorsqu’il était le seul. D’ailleurs, une très grande partie de nos abonnés numériques lisent le journal « traditionnel » en pdf !  

PL : J’ajoute que l’immense majorité des lecteurs des Echos renouvellent leur abonnement à l’échéance. Cela nous encourage à poursuivre dans la voie que nous traçons depuis deux décennies qui consiste à tirer le meilleur du digital pour assurer la plus belle audience possible à nos contenus.