Trente ans d’analyse économique : Michel Didier, titulaire honoraire de la chaire d’économie du Conservatoire national des arts et métiersconseiller spécial de Rexecode après plus de trois décennies à la direction de cet institut de conjoncture réputérevient sur le rôle des économistes et leurs relations avec les médias.

Comment les économistes perçoivent-il leur rôle dans le débat public 

Je ne parlerais pas pour ma part « des économistes » en général… Il n’y a pas de « pensée unique » des économistes. L’économie c’est tenter de comprendre comment se comportent les acteurs et la société dans son ensemble vis-à-vis de la production, et vis-à-vis de la répartition du revenu créé par la production Elle incorpore donc des enjeux politiques. La manière dont les économistes perçoivent leur rôle dépend de la manière dont ils perçoivent leur rôle dans la société en général, voire leur rôle politique. Il y a différentes positions, car nous n’avons pas tous la même vision du fonctionnement de la société. Il y a tout de même un fonds commun des économistes, qui est de mobiliser de façon rigoureuse les théories économiques, qui donnent des cadres cohérents d’interprétation, l’histoire qui fournit des références passées, et les statistiques car il faut toujours revenir aux faits. 

Dans ce cadre général, il existe des institutions dont la fonction, l’objet social, est de contribuer, de participer, au débat politique économique. C’est le cas de Rexecode. 

Rexecode est connu pour ses prévisions économiques, mais aussi pour ses propositions de politiques publiques. Comment décririez-vous le positionnement de Rexecode par rapport à d’autres organisations ? 

Rexecode est né sous sa forme actuelle il y a une quarantaine d’années à l’initiative du gouvernement de Raymond Barre qui souhaitait rompre le monopole de compétence du ministère des finances et le faire « challenger » par des structures de recherche indépendantes. L’idée était d’ouvrir le débat public et de favoriser un pluralisme documenté pour la préparation de budget et la préparation et l’évaluation des politiques publiquesTrois instituts indépendants ont été créés. Rexecode – ex-IPECODE – est l’un d’eux et son« objet social » est de s’inscrire dans le débat public sous l’angle de « l’impact des politiques économiques sur le système productif ». Ses thèmes favoris sont assez naturellement la compétitivité, la durée du travail, l’investissement, les évolutions de l’emploi. Depuis deux ans, nous avons ajouté l’analyse économique de la transition écologique et climatique, thème désormais crucial dans le débat économique. 

Même si les vôtres sont réputées de grande qualité …faut-il croire les prévisions des économistes ? 

Nous ne pouvons évidemment pas prévoir l’imprévisible. Pensez par exemple aux évènements spectaculaires et inimaginables de ces trois dernières années, covid et guerre en Ukraine en tête, qui ont fait basculer l’économie ! En somme, je dirais que la prévision, ce n’est pas « ce qu’il va se passer », mais « ce qu’il va se passer si », ou « sauf si . Des scénarios alternatifs peuvent être utiles.  Malgré la diversité des approches économiques, nous devons tous être rigoureux dans l’analyse car il y a des contraintes incontournables, par exemple on ne peut distribuer que ce qu’on a produit. Plusieurs avenirs sont possibles… mais beaucoup ne le sont pas.

Quelles relations entretiennent les économistes avec les journalistes et les médias ?  

Les économistes sont beaucoup plus sollicités par les journalistes qu’il y a seulement 20 ans. La création duCercle des économistes, en 1992, a certainement contribué à cette évolution. Ce groupe d’une trentaine d’économistes, volontairement pluraliste, s’était donné pour objectif de relancer le débat économique en France et de le faire vivre. 

Il y a désormais, dans les journaux « print » surtout, des rubriques dédiées plus riches et des journalisteséconomiques qui, sans être forcément des économistes, ont une bonne compréhension de l’économie. Bien sûr, le développement d’internet et des réseaux sociaux a accentué l’évolution, mais avec un tendance à radicaliserles messages. Mon sentiment est qu’une nouvelle étape dans le pluralisme serait aujourd’hui très souhaitable. Il y a eu en effet une certaine multiplication des organismes publics et un déséquilibre avec les instituts indépendants s’est recréé. Et des thèmes nouveaux impliquent des débats nouveaux pour mieux préparer les décisions. Par exemple la question des retraites aurait sans doute été mieux traitée si des débats publics avaient eu lieu avant. Et il faudrait refaire « l’opération Barre » pour la transition écologique et la décarbonation de l’économie, qui devra trouver des dizaines de milliards d’euros d’investissements.

Comment expliquez-vous que Rexecode ait réussi à mettre sur la table des débats importants qui étaient comme « évités » dans le débat public avant vos interventions – le temps de travail ou encore les impôts de production. ? Etes-vous de meilleurs communicants que les autres ?

Il y a un vrai enjeu de communication pour les économistes, et il y a une véritable demande de compréhensiondans le public. Mais il n’y a pas de magie : on ne communique de façon convaincante que si on a d’abord fait un long travail dans les trois dimensions théorique, historique et statistique et établi des conclusions solides. C’est ainsi que nous avons par exemple imposé il y a une dizaine d’années dans le débat la problématique de la compétitivité et de la désindustrialisation, ou plus récemment, en 2018, contribué à la réforme de la fiscalité du capital. Je crois beaucoup qu’une pédagogie honnête, fondée sur des travaux rigoureux, finit par convaincre.

Propos recueillis par Camille Formentini, directrice conseil et Nathan Ortega, consultant