Parmi les grands enjeux posés par l’avènement de l’Intelligence Artificielle, la question de la montée en compétence des collaborateurs reste peu abordée alors qu’elle est fondamentale. Si l’utilisation de l’IA peut permettre dans un premier temps des gains de productivité sur des tâches dites « subalternes », à long-terme, elle risque paradoxalement de nuire à la création de valeur ajoutée.

En France, 41% des salariés sont préoccupés par l’impact que pourrait avoir l’intelligence artificielle sur leur emploi et 36 % d’entre eux ont la crainte de le voir disparaître avec l’introduction de cette technologie. C’est la conclusion d’une enquête du BCG, menée auprès de 13 000 personnes dans 18 pays. Ont-ils raison d’avoir peur ? Historiquement, les projections macro sur la disparition des emplois liée à l’innovation technologique se sont souvent révélées fausses. Quels que soient les fantasmes technophiles des uns et les réflexes conservateurs des autres, les incertitudes qui pèsent sur l’évolution de la structure du marché ou des technologies rendent les prévisions très aléatoires.

Dans sa forme ancienne, celle du remplacement de l’Homme par la machine ou les robots, ce débat est éternel. Dans une étude publiée en avril 2022 par la revue Science Robotics, deschercheurs, notamment issus de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et de l’Université de Lausanne, ont élaboré une méthode de calcul pour prévoir précisément quels jobs risquent le plus d’être occupés par des machines dans un proche avenir. Sans surprise, alors que les avocats faisaient partie des professions au plus faible « indice de remplacement », les plongeurs des restaurants semblaient bien plus menacés. Et, bien sûr, l’étude identifiait la formation comme la meilleure protection : si un emploi est « substituable », il faut équiper celui qui l’occupe pour qu’il puisse accéder un nouvel emploi.

Mais l’avènement de l’Intelligence Artificielle grand public a bousculé les règles du jeu : les cols blancs, les salariés très formés, risquent désormais eux aussi le remplacement. Quiconquea déjà testé ChatGPT sérieusement sait qu’il serait naïf de penser que la « supériorité » de l’humain résistera longtemps à une technologie dont l’évolution en temps réel est tout simplement spectaculaire. L’outil développé par OpenAI est déjà capable de résultatsstupéfiants sur des tâches considérées comme « subalternes » (rédaction de courriers, traitement de données, recherche documentaire). Et la tentation des gains de productivité sera irrésistible pour les employeurs. Se pose néanmoins la question plus profonde de la montée en compétence, qui est centrale dans de nombreux métiers relevant de la production intellectuelleau sens large.

En effet, là où schématiquement la production d’un bien X relève d’une chaîne de production dont certains éléments peuvent éventuellement être remplacés, la production intellectuelle,dans les métiers du conseil par exemple, a ceci de différent que sa qualité vient, théoriquement à tout le moins, de l’expérience. La connaissance des règles tacites et des écosystèmes, l’attention portée au contexte, la pertinence des recherches ou encore la construction d’un réseau s’acquièrent avec le temps, souvent en commençant par des taches d’exécution.

Comme le rappelait Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique, au cours d’une audition devant la Délégation à la prospective du Sénat en décembre 2023, nous sortons petit à petit de l’ère industrielle dont le fonctionnement était largement inspiré d’une organisation du travail née de la période post-napoléonienne. Les officiers de l’armée anglaise démobilisée ont alors fondé le système productif sur deux piliers : la division scientifique du travail et le système de « command & control ». D’où un système productif occidental encore aujourd’hui très vertical qui repose sur une forme de cursus honorum. Chez les avocats ou encore les consultants, il se caractérise habituellement par une gradation allant du stagiaire à l’associé en passant par des strates tels que junior ou senior.

Au cours de sa carrière, un collaborateur va donc évoluer de niveau en niveau en délaissant petit à petit les tâches les plus ingrates au profit de missions à plus forte valeur ajoutée. Maisc’est précisément l’accomplissement en début de carrière de tâches à faible valeur ajoutée qui aura permis la formation, à terme, de collaborateurs plus chevronnés. Pour prendre l’exemple trivial évoqué dans le titre de ce texte, il est considéré comme inconvenant en France de débuter un courrier par « je ». Au-delà d’un usage relevant de la bienséance dont on pourrait arguer qu’il n’aura plus lieu d’être lorsque tous les courriers seront rédigés par un ChatGPTignorant cette règle, cette dernière poursuit un objectif de formation (capter l’attention du lecteur, structurer sa pensée etc.). On pourrait aussi prendre l’exemple de la recherche documentaire dans les cabinets d’avocats ou de la revue de presse clients dans une agence de communication qui est structurante et que chaque associé a connu au début de sa carrière.

Donc réorienter les métiers à faible valeur ajoutée soit, mais alors d’où proviendra dans ces métiers la population à forte valeur ajoutée de demain ? C’est dans ce changement de paradigme que réside l’un des principaux enjeux de l’adaptation de nos organisations à l’intelligence artificielle. In fine, ce seront le soin et l’équilibre apportés à la complémentarité entre les collaborateurs et l’IA qui constitueront un investissement stratégique. Il faudra savoir prompter, oui, mais aussi « surprompter », c’est-à-dire aller plus loin que ce que produit la machine alors même que, paradoxalement, on sera, de par la disparition des taches d’exécution de début de carrière, moins… formé qu’elle.

Pour rester dans les acronymes, l’IA plonge les RH dans une vertigineuse incertitude.

Arthur Arlaud