Entre soupçons de « greenwashing » et accusations de « wokisme »les sociétés de gestion font face à des injonctions contradictoires et cherchent le bon positionnement sur leur stratégie ESG.

L’investissement dans la RSE s’est longtemps apparenté à une « option gratuite » pour les sociétés de gestion. Dès lors que le discours ESG n’encourait pas de risque de contrôles ou desanctions, il était parfaitement rationnel de profiter de l’engouement des épargnants pour l’investissement socialement responsable en commercialisant des fonds « durables ».

La boîte de Pandore du « greenwashing »

En l’absence d’un cadre normatif dûment sanctionné par des tiers, la pression pour « trier le bon grain de l’ivraie » est venue d’ONG et de médias qui traquent les incohérences entre les déclarations d’intention des gérants et leurs actions. « L’affaire DWS », à l’été 2021, a ouvert la boîte de Pandore du « greenwashing » après que le géant allemand eut été accusé par le Wall Street Journal d’avoir eu la main lourde dans la labellisation de ses encours ESG.

En décembre 2022, un consortium de dix médias européens passait au crible 838 fonds « durables » (article 9), révélant que la moitié des fonds analysés comportaient au moins un investissement dans une entreprise d’hydrocarbures. Le Monde titrait ainsi sur « La grande tromperie des fonds d’investissement « verts ». Les plus grands gérants étaient accusés de double discours, tandis que l’ONG Reclaim Finance accusait les investisseurs français d’être« en tête des plus gros bonimenteurs européens ».

Si ces initiatives ont incontestablement le mérite de rendre les gérants plus « accountable » (et provoqué une déclassification massive de fonds vers l’article 8, moins strict), leur tonalité parfois outrancière déprécie les efforts réels des gérants pour verdir la finance, et les sociétés se retrouvent dans la position paradoxale de brider leur communication ESG pour ne pas prêter le flanc à l’accusation infâmante de greenwashing.

Des débats byzantins

L’année 2022 a également été marquée par des avancées difficiles en matière de définition des investissements responsables, qui ont révélé une profonde difficulté à appréhender l’ESG. En effet, un émetteur peut « cocher toutes les cases » d’un investissement responsable sans être irréprochable, comme l’a montré l’exemple d’Orpea.

A contrario, certains secteurs sont exclus de l’ISR tout en ayant une utilité sociale évidente.Pendant que Français et Allemands s’écharpaient sur l’inclusion du gaz et du nucléaire dans la taxonomie, ils restaient sourds aux avertissements sur une possible invasion russe en Ukraine, qui allait précipiter le Vieux continent dans une ère de précarité énergétique, si bien que l’Allemagne en est aujourd’hui réduite à exproprier 2.000 habitants d’un village pour agrandir une mine de charbon…

De la même façon, le sort des industries de défense soulève des questions insolubles. Si ce secteur ne rentre intuitivement pas dans le cadre d’un « investissement responsable », peut-onpour autant pénaliser le financement d’entreprises qui contribuent à la souveraineté dans un contexte géopolitique aussi incertain ? En remettant ces questions sur le devant de la scène, la guerre en Ukraine a agi comme un révélateur et illustre à quel point l’ESG s’accommode mal d’idées simples et de nomenclatures « one size fits all ».

Blue states vs. red states

La contestation de l’ESG s’est également affirmée sur le terrain politique. À la surenchère activiste s’oppose désormais une riposte idéologique, sur fond de guerre culturelle aux États-Unis entre blue states et red states, qui voit dans l’ESG le faux nez d’un agenda politique « woke ».

L’année 2022 a ainsi vu plusieurs États américains, dont la Virginie occidentale, le Texas et La Floride, boycotter les fonds ou les sociétés de gestion excluant les hydrocarbures.L’argument mis en avant par les détracteurs de l’ESG s’inscrit dans la continuité de la critique classique selon laquelle les entreprises ne poursuivent pas de finalité morale. Selon eux, les sociétés de gestion outrepassent leur mandat en s’achetant une bonne conscience aux dépensdes épargnants.

À son corps défendant, le secteur de la gestion d’actifs s’est trouvé au milieu d’un champ de bataille idéologique, sommé de choisir son camp et sachant que, quel que soit son choix, ilperdrait des clients d’un côté ou de l’autre.

Pour sortir de ce dilemme, la régulation a un rôle à jouer. L’effort d’harmonisation du cadre de l’investissement responsable doit être poursuivi pour dessiner un véritable référent commun, mais ces discussions doivent s’abstraire autant que possible de la pression politique et médiatique pour favoriser une approche pragmatique.

La communication des acteurs financiers, qui paient aujourd’hui leur sur-communication passée, doit être adaptée à ce nouveau contexte. Il est essentiel de ne prendre que des engagements qui peuvent être tenus, quitte à y renoncer, comme Vanguard l’a fait en décembre en sortant de la NetZero Initiative. Les sociétés de gestion doivent également rappeler qu’elles sont d’abord au service de leurs clients et que l’investissement responsable procède d’une conviction d’investisseur, et non d’une démarche marketing. Si certains investisseurs à but philanthropique peuvent accepter en connaissance de cause d’investir dans des supports dits “à impact” mais moins performants, la plupart cherchent avant tout à optimiser le couple rendement-risque. Dès lors, rien ne serait plus contre-productif que de présenter la démarche ESG comme un arbitrage contre la rentabilité. Faute de quoi, tous les investisseurs non contraints par la régulation se rueraient paradoxalement vers des fonds « anti-ISR » comme Vice Fund, qui investit dans le tabac, les jeux, l’alcool, les armes etc., secteurs dont le coût du capital – et donc le rendement – est plus élevé… précisément parce qu’ils figurent sur la liste d’exclusion de nombreux autres gérants, ce qui pèse sur leur prix en bourse. 

Alexis de Maigret, Associé & Arthur Arlaud, consultant senior