Entretien avec Gerald Bronner, sociologue, professeur, romancier et président de la commission « Les lumières à l’ère du numérique »

Arnaud Dupui-castéres : Pourquoi cette mission à ce moment-là ? 

Gerald Bronner : La question du moment est intéressante car c’était déjà une demande tardive, car le sujet n’est pas récent. Un certain nombre d’institutions (UNESCO, ONU…) se sont déjà penchées sur la question de la manipulation de l’information et de la haine en ligne. Frappé par la violence de discours anti-vaccination dans lequel la France était plongée ces derniers mois, le Président de la République a décidé d’agir en commandant une commission afin que celle-ci puisse rendre son rapport à la fin janvier 2022 en prévision de l’élection présidentielle.

ADC : Vous dites que ce sujet n’était pas particulièrement récent, ne pourrait-on pasaller plus loin et considérer que cette problématique de la fake news a toujours existé ? 

GB : Les fakes news existent depuis toujours, il en est de même pour les théories du complot qui sont un serpent de mer de l’imaginaire humain. Il y a toutefois une différence de degré dans le phénomène puisque les fausses informations se déploient beaucoup plus vite aujourd’hui que par le passé. 
Jusque dans les années 2000, il fallait une trentaine de jours pour qu’une théorie du complot telle que celle sur l’assassinat de Kennedy se déploie.  Aujourd’hui, une heure suffit. 

ADC : La qualité de l’information a-t-elle un rôle à jouer dans la lutte contre les fakenews ? 

GB : La qualité de l’information est une question centrale et est d’ailleurs le fil rouge de notre rapport. 
Celle-ci dépend en premier lieu de ceux qui la produisent. Au-delà d’une logique concurrentielle, les journalistes peuvent être eux-mêmes contaminés par cette logique numérique et être à l’heure tour, piégés par des « fake news » mais aussi à être tentés de faire du sensationnel pour générer de l’audience. 
La qualité de l’information devrait être mise en valeur par les algorithmes alors qu’aujourd’hui ces mêmes algorithmes ont tendance à créer des bulles d’information qui polarisent les idées politiques des utilisateurs. Encore faudrait-il que les GAFAM notamment acceptent de faire preuve de bonne volonté. Ce bras de fer est très engagé au niveau de l’Europe qui est l’avant-garde de la lutte politique de l’information avec le Digital Services Act qui permet d’accéder plus facilement au fonctionnement de ces algorithmes. 

ADC : Comment différencier les fake news de l’information de mauvaise qualité ? Un risque de déviance consistant à identifier une bonne pensée unique et considérer toute autre pensée comme une fake news n’émerge-t-il pas ?

GB : Les journalistes, scientifiques, universitaires, étaient traditionnellement perçus comme des « gardiens » régulant le marché de l’information en autorisant ou non une information à être versée dans le domaine public. Cependant, la pression concurrentielle exercée sur ce marché est devenue extrêmement forte. La question n’est plus d’informer le plus objectivement possible, mais plutôt d’attirer l’attention en faisant du sensationnel. Plus mémorable, plus virale, la « mauvaise information », non vérifiée, non sourcée, crée un effet d’ancrage auprès du grand public. La régulation la moins liberticide est une régulation individuelle de l’information par l’esprit critique. Il y a des moyens à appliquer massivement, pas seulement au niveau de l’éducation nationale mais aussi au niveau des entreprises qui ont toute leur place à prendre dans ce qui doit être une grande cause nationale. Un autre moyen serait de favoriser des contenus plus crédibles par le jeu des algorithmes. 

ADC : Comment fait-on pour distinguer fake news, manipulation, idéologie ? 

GB : Quand on utilise YouTube pour chercher des informations sur le climat, on a plus de chance de tomber sur une vidéo climatosceptique que des informations scientifiques. Au prétexte de préserver la liberté d’opinion de chacun, on trompe le public en donnant un échantillon de points de vue qui n’est pas représentatif du vrai rapport à la connaissance sur cette question. Cette infobésité par le biais des algorithmes est de nature privilégier le jugement des citoyens non experts. C’est la raison pour laquelle notre rapport insiste sur la notion de « diversité inauthentique ». Nous ne préconisons pas la censure mais des éléments de régulation permettant d’accéder à une sorte de diversité des points de vue authentiques, reposant sur un consensus scientifique. 

ADC : Concernant les sources de l’information, pensez-vous que certains acteurs comme les scientifiques ne sont pas assez présents dans le débat public ?

GB : Il est évident aujourd’hui qu’il manque d’instances d’intermédiation entre les diffuseurs professionnels d’informations que sont les médias conventionnels et les « experts » au sens large du terme qui viennent de la recherche publique et privée. Cette absence de sollicitation est en partie due à la méfiance des recherches scientifiques privées. Pour autant, on ne peut pas se priver de la moitié des connaissances humaines et des dernières découvertes au motif qu’elles sont privées. Il faut trouver un moyen de réconciliation entre la recherche privée et l’opinion publique. 

Entretien réalisé par Arnaud Dupui-Castérès, directeur général et Alyona Zakhartchenko, consultante Vae Solis Communications