Mathématicien et lauréat de la très prestigieuse médaille Fields, ex-député de l’Essonne et ex-président de l’Office parlementaire scientifique (OPECST), Cédric Villani a publié en 2018 un rapport remarqué « Donner un sens à l’intelligence artificielle ». Cette question, qui pouvait apparaitre comme une préoccupation de spécialistes il y a encore peu de temps, a fait une irruption spectaculaire dans les bureaux et les foyers en 2023…
365 : Qu’est-ce qui a changé depuis la publication, en 2018, de ton rapport sur l’intelligence artificielle ?
Cédric Villani : D’un secteur à l’autre, l’impact de l’IA n’a pas été aligné avec les pronostics. Pour la santé, pour les jeux, elle a progressé bien plus que prévu, pour la transition écologique ou l’automobile en revanche, elle a déçu. Mais il était complètement prévisible que les progrès de ces technologies expérimentales ne soient pas … prévisibles ! Bien plus impressionnante a été l’irruption, en 2023, de l’intelligence artificielle générative « grand public » : avec Chat GPT, tout le monde pouvait soudain se l’approprier, ce qui est une petite révolution !
365 : Sur le plan scientifique, peut-on parler d’une rupture conceptuelle ?
CV : Pas du tout, justement ! Voilà dix ans que Yann Le Cun et et d’autres ont brillamment remis en selle les réseaux de neurones pour générer statistiquement des textes, leur usage n’est donc pas neuf… Et voilà cinq ans que les ingénieurs de Google ont publié le principe des transformeurs, « brique » clé des réseaux de ChatGPT. Mais on ne s’attendait pas si vite à une telle performance ! A l’été 2022 encore, un célèbre directeur de recherche INRIA me montrait comment piéger, de façon comique, les meilleurs agents conversationnels… Or, trois mois plus tard, Chat GPT déjouait tous ces pièges. Un choc !
365 : Comment expliquer cette percée spectaculaire mais, donc, inattendue ?
CV : En sciences, parfois les expériences viennent après la théorie — par exemple les ondes radio. En IA, c’est l’inverse : les théoriciens « courent » après les expérimentateurs. Il faudra peut-être des décennies pour que l’algorithmique puisse expliquer l’efficacité de ces IA génératives… C’est une blessure narcissique pour les théoriciens — certains de mes collègues mathématiciens continuent de penser que l’IA n’est pas de la science… À tout le moins, cela pose un défi passionnant !
365 : C’est une situation nouvelle ?
CV : La blessure date au moins de 2012, quand Le Cun, Hinton et Bengio écrasèrent leurs compétiteurs en perfectionnant des techniques déjà anciennes que tous les autres avaient dédaignées ou abandonnées… Aujourd’hui, le défi théorique se double d’une extraordinaire performance visible du grand public : inspiré par le corpus de la Toile, l’IA établit des relations, des occurrences, des figures de style. En quelques secondes elle produit la synthèse d’un ouvrage, ou un discours de politique générale si réaliste qu’il semble écrit par un pro. Simple évolution technique, donc, mais énormes effets pratiques !
365 : Comment expliquer cette progression inattendue de la machine en termes de « créativité » ?
CV : À coup sûr il y a des choses que nous n’avons pas encore comprises, au point de vue théorique, sur la structure du savoir : au fond, nos grands orateurs, nos écrivains sont plus prévisibles que ce qu’on croyait, ce qui est troublant… Attention toutefois, si l’IA a un impact exploratoire majeur en sciences physiques, elle n’a toujours pas créé la moindre théorie novatrice. L’IA concevant la relativité générale, ce n’est pas demain la veille !
365 : Qui aura selon toi le contrôle de l’IA et de sa puissance ?
CV : Des milliards y sont déversés par des entreprises ou des investisseurs inquiets de rater l’Eldorado, mais on ne sait pas encore ce qu’il en ressortira. Une question cruciale se pose aux autorités publiques : face aux percées de Microsoft/OpenAI, puis Google, comment assurer qu’au moins un des nouveaux réseaux génératifs soit en accès ouvert ? Yann Le Cun, lui, anticipe que de toute façon les modèles ouverts seront à terme bien plus efficaces parce qu’ils auront plus de données pour apprendre et qu’ils ne seront pas biaisés par les pudeurs de gazelle des grands acteurs privés qui s’autocensurent pour préserver leur réputation. C’est une possibilité…
365 : Chat-GPT ouvre une série de questions morales sur les apprentissages, de la « triche » à l’école au changement des métiers en entreprise où l’initiative peut sembler moins nécessaire.
CV : L’irruption de la calculatrice à l’école avait suscité les mêmes craintes. Je ne suis pas inquiet. Comme avec la calculatrice, l’évaluation des élèves se partagera entre les épreuves réalisées « à la maison » avec la technologie, et celles « sur table » où on vérifiera le raisonnement de l’élève par soi-même. Il y a des défis plus difficiles à relever : en entreprise par exemple, on observe, au-delà même des « tâches ingrates » facilement remplaçables, une subordination croissante des pratiques professionnelles aux indications fournies par la machine. Oui, il y aura des chamboulements…
365 : Avec cette bizarrerie conceptuelle d’une situation inversée où la machine enseigne les hommes, devenant le maître et, eux, l’élève !
CV : Avec l’IA, nous devenons, de fait, élèves de l’élève… On retrouve la vieille problématique de la technique qui asservit autant qu’elle libère, problématique née avec Socrate et réexplorée par Jacques Ellul, Ivan Illich, André Gorz… Les exemples historiques dessinent une réalité contrastée, loin d’être toute noire : la technique nous apporte plus de capacités mais plus de dépendance, plus de richesses mais plus de besoins, plus de rapidité d’exécution mais plus de tâches. En recherche, le numérique a apporté un fabuleux confort et il serait absurde de s’en priver; mais il a aussi engorgé le système au-delà du supportable. Au plan personnel, il faudra trouver le bon compromis entre l’idéal socratique — comprendre en réalisant par soi-même — et le recours immodéré à l’IA pour la connaissance. Pour ne pas s’affaiblir, chacun devra à la fois maitriser l’outil et entretenir son intelligence personnelle ! Et trouver comment développer sa mémoire et ses capacités « intérieures » pour compenserl’externalisation croissante de ces facultés, y compris en s’engageant sur un chemin apparemment inutile mais valorisant. Pour ma part, depuis quelques années, j’apprends des poèmes — excellent pour la mémoire, le style, la réflexion…
365 : Chat-GPT ne risque-t-il pas d’être facteur d’accroissement des inégalités, parce que tout le monde n’y a pas accès mais aussi à raison de son impact différencié sur l’emploi ?
CV : En général un nouvel outil accroît les inégalités car le groupe le mieux informé, le plus fortuné, y accède plus facilement que les autres. Mais, au sein d’un même usage, d’une même « tribu », il les réduit. Un excellent programmeur m’a dit que sa productivité s’accroissait d’un facteur 4 avec Chat-GPT, mais que cela diminuait aussi l’écart entre excellents programmeurs et programmeurs moyens.
365 : Comment une entreprise doit-elle gérer l’impact sur les salariés de l’introduction de Chat-GPT ?
CV : Il y a fatalement des réticences vis-à-vis d’un tel potentiel perturbateur sur les habitudes et rapports de force internes ! Mais en matière d’IA, pas de savoir-faire sans expérimentation : c’est crucial pour l’individu comme pour l’entreprise. Le plus important est d’instaurer un cadre de confiance, par la relation humaine, pour installer l’idée qu’on va, grâce à l’IA, travailler tous plus efficacement pour un meilleur avenir commun.
Propos recueillis par Charlotte Bourgeois-Cleary (Associée) et Philippe Manière (Président, cofondateur)