La « chrononymie » est l’art de donner un nom à chaque époque marquante de l’Histoire.Impossible de savoir comment la nôtre sera un jour baptisée maisen explorant la question, on voit se dessiner les grandes tendances de communication d’aujourd’hui.

Connaissez-vous Jean Fourastié ? Economiste de renom et auteur prolifique, il n’est pas seulement resté dans l’Histoire pour ses analyses de fond sur les cycles économiques mais aussi et surtout pour avoir inventé une formule. Quand, en 1979, il publie « Les Trente Glorieuses », il met un nom sur trente années de croissance ininterrompue, d’industrialisation, d’augmentation du pouvoir d’achat et d’ascension sociale quasi-générale qui ont suivi la Libération – faisant référence, dans un clin d’œil à l’Histoire, aux « Trois Glorieuses », les journées révolutionnaires de 1830 (d’ailleurs aujourd’hui oubliées même par ceux qui se pressent au pied de la Colonne de Juillet, place de la Bastille…)

Et puis, les temps ont changé. Radicalement. Les dernières volutes de « Mai 68 » et des « Hippies » se sont dissipées dans la « crise du pétrole », cédant la place à l’atmosphère épaisse des années 80 avec leur cortège d’inflation et de chômage de masse – égayée, tout de même, par la « Culture pub » et les « Enfants de la télé ». Économie en berne, fin du rêve consumériste : certains ont même évoqué, pour qualifier cette période, les « Trente piteuses ».

Comment les années que nous vivons aujourd’hui resteront-elles dans l’Histoire ? Peut-on imaginer quel nom leur sera donné ? L’exercice est périlleux quand il est réalisé en temps réel… Au surplus, les appellations retenues par les générations suivantes ne reflètent pas forcément le ressenti de celles qui ont vécu ce temps. On sait ainsi que « La Belle Epoque » n’a pas été pour tous un moment d’insouciance. Faut-il malgré tout s’engager dans une tentative de descriptif d’une atmosphère, ou tendre plutôt vers une sorte de nom de code comme cela a été beaucoup fait depuis le début du siècle avec l’habitude prise de désigner chaque « temps » en lui donnant des initiales – générations X, Y, Z ? 

S’il faut chercher les faits marquants de notre époque, il ne fait guère de doute, en tout cas, que l’irruption inattendue de la communication numérique permanente en sera. Le siècle dernier s’était achevé sur la prolifération des organes médiatiques : radios libres, nouveaux formats d’émissions, chaînes d’info en continu, nouveaux magazines etc… En quelques années, les grands médias ont dû partager leur quasi-monopole avec les réseaux sociaux d’abord, les messageries privées ensuite. Aujourd’hui, plus des 2/3 des Français affirment être « informés » exclusivement grâce à eux !  

En envoyant plus de 330 milliards de mails par jour, plus de 120 milliards de messages WhatsApp et près de 18 milliards de SMS, nous créons nous-mêmes notre propre distraction. Comment convertir ce temps d’écran en réelle attention ? C’est la question que se posent aujourd’hui les marques, les entreprises et les politiques. Le temps est au buzz, au « bourdonnement ». Ce qui fut d’abord une technique de marketing est devenu en quelques années la méthode de communication privilégiée de l’époque. Originellement simple rumeur, le buzz est désormais le bruit que nous faisons tous, la tête penchée sur nos écrans, en pianotant de plus en plus vite…

Un parallèle historique s’impose : il y a un siècle, les Américains ont choisi de baptiser leurs années 20 du nom des « roaring twenties », les années « rugissantes », en référence au fameux lion de la Twentieth Century Fox. 100 ans après, le lion rugissant a laissé la place à l’abeillequi, bien au chaud sur son canapé (ou plutôt dans son… alvéole), mais connectée en permanence avec les autres, ui participe au bourdonnement général permanent et entretient le buzz. Bienvenue, donc, dans les « buzzing twenties » !

Dans Les ingénieurs du chaos, Giulia da Empoli analyse les ressorts du buzz dans la communication politique de notre temps. « Dans le monde de Donald Trump, de Boris Johnson et de Matteo Salvini, chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. » Pour émerger au milieu du buzz permanent où un sujet peut chasser l’autre en quelques minutes, il faut de fait sans cesse surprendre, faire de plus en plus de bruit et, comme l’abeille, savoir… piquer là où ça fait mal !

Si la liberté d’expression est le gage de la bonne santé d’une démocratie, nous devrions, avec l’accès de tous à l’expression sur les réseaux, tenir une forme olympique ! Et pourtant, la désintermédiation des médias a fait prospérer de manière exponentielle les fakes news et donné de nouvelles armes aux complotistes comme aux fomenteurs de déstabilisation politique.

Dans ce contexte de communication débridée, la nuance apparaît parfois comme anachronique. Le clash permanent, devenu un mode de communication privilégié dans la sphère politique, génère de nouveaux réflexes, y compris dans la sphère économique. Même les dirigeants d’entreprises se saisissent de plus en plus du micro pour pousser un « coup de gueule » qui va créer le buzz et n’hésitent plus à organiser des « battles » avec leurs concurrents par médias interposés… Le succès est parfois au rendez-vous, mais au prix de la confiance des citoyens dans la parole de leurs élites.

Prenons garde à ce que la suspicion généralisée qui semble marquer nos années 20 ne transforme pas les « buzzing twenties » en « bashing twenties » !

Christophe Reille

Florian Ridard 

Thomas Thévenoud