David Colon, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste en histoire de la propagande et des techniques de communication persuasive, analyse dans cet entretien les stratégies de manipulation étatique des opinions publiques via les réseaux sociaux. Il apporte son expertise sur les complexités de la guerre de l’information dans les démocraties contemporaines, enrichie par sa recherche approfondie au centre d’histoire de Sciences Po (CHSP).
ADC : Quelle a été l’origine de votre intérêt pour la manipulation étatique des opinions publiques et quelles découvertes majeures avez-vous faites ?
DC : Mon intérêt pour la manipulation étatique à travers les réseaux sociaux a commencé en 2018, alors que je terminais mon ouvrage sur la propagande. Il m’a paru intéressant de poursuivre ce travail et de lui donner une suite. L’actualité et les développements géopolitiques, notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie m’a convaincu de lancer la rédaction de cet ouvrage. Ce livre démontre comment la cyberguerre est mondiale etdésormais omniprésente dans nos démocraties.
Historiquement, la guerre en Irak en 1991 a été un point de basculement crucial, dans l’usage que les États font des médias et des réseaux sociaux pour façonner l’opinion publique. Cette période a marqué une transition majeure dans l’histoire de la communication et de la propagande. Au fil de ma recherche, avec l’avènement de l’ère numérique, les stratégies de manipulation des opinions publiques par les États se sont transformées et raffinées. D’abord au bénéfice des Etats-Unis et de leurs alliés, au titre de leur antériorité, mais, dans un second temps, au bénéfice d’Etats qui ont su habilement utiliser les outils informationnels au service de leur propre politique de puissance contre les Etats-Unis et leurs alliés. Il y a un déséquilibre des puissances engendré par la guerre de l’information, et l’on voit émerger unetrès grande vulnérabilité des démocraties face aux ingérences étrangères. Nos démocraties sont des sociétés ouvertes et des sociétés libres parfaitement perméables aux opérations de manipulation de l’information.
ADC : Pendant très longtemps, on a distingué la communication, ou le « spin », et la propagande : si les techniques et les stratégies varient peu, la différence majeure est que la propagande n’a pas d’objectif de réussite puisque l’opinion publique n’a pas vraiment le choix. Ne pas croire au récit de la propagande d’un état totalitaire conduit généralement à des sanctions qui peuvent aller de l’emprisonnement au goulag. La communication ou le spin en démocratie doit être plus subtil et plus efficace, car rien n’oblige l’opinion publique à accepter le récit d’un gouvernement démocratique. La sanction vise les gouvernants et non pas les gouvernés. C’est une différence notable. Désormais, on a l’impression que, dans cette guerre de l’information, la subtilité a changé de camp. Les propagandistes des états totalitaires ne visent pas seulement à raconter un récit à leur peuple, mais à modifier les perceptions et les opinions des démocraties, avec des techniques trèssubtiles.
Jusqu’à présent, cette subtilité dans la manipulation était l’apanage des démocraties ou de leurs grands acteurs économiques, sociaux ou académiques. Le Soft power américain est ancien et très efficace. Le jeu de l’influence était consubstantiel à la démocratie, car il fallait accompagner les opinions publiques dans une perspective de pédagogie. En face, dans les pays totalitaires, lapropagande était coercitive et donc caricaturale. Elle était binaire et se décryptait facilement. Lespuissances non–démocratiques qui nous mènent une guerre de l’information semblent désormais utiliser les mêmes techniques que les démocraties. Est–ce que votre ouvrage confirme ce constat ?
DC : Oui, bien sûr. Les régimes autoritaires ont vu dans l’hégémonie informationnelle américaine une menace existentielle. Les dirigeants chinois ont considéré dès le début des années 1990 que les Etats Unis leur menaient « une guerre mondiale sans fumée », selon l’expression du président Jiang Zemin. Les Russes étaient convaincus que les Etats Unis n’étaient pas étrangers à l’effondrement de l’U.R.S.S.Ces régimes ont d’abord voulu protéger leur sphère informationnelle des ingérences étrangères. Ensuite, à partir de la fin des années 2000, c’est à dire de l’avènement conjugué du téléphone portable et des réseaux sociaux, ils ont voulu influencer les opinions publiques occidentales par l’entremise de ses réseaux sociaux qui rendaient possible ce qui était auparavant extraordinairement compliqué, coûteux, hasardeux. Et ce point de bascule porte un nom depuis 2017 : Sharp Power, le pouvoir tranchant, qui se superpose au Soft Power que tu as évoqué et qui se substitue à bien des égards au Hard power, dans la mesure où ce pouvoir tranchant permet aux régimes autoritaires d’aller planter le scalpel dans le cœur de la société adverse de façon extraordinairement précise, en recourant aux outils publicitaires et plateformes numériques occidentales et au savoir-faire des sociétés de relations publiques. Leurs objectifs sont de faire prévaloir leur point de vue, de peser sur les politiques publiques et sur la fabrique de l’opinion comme jamais auparavant.
ADC : Comment les entreprises peuvent-elles agir, et quel rôle les gouvernements doivent-ils jouer ?
DC : Ce qui est d’abord nécessaire, c’est une large prise de conscience de la réalité de la situation et de ce qu’il se passe sur les réseaux sociaux. Les entreprises doivent se concentrer sur la cybersécurité et l’éducation à la désinformation pour leur personnel. L’espace entre la chaise et l’écran est un front critique où les employés peuvent être influencés par des informations trompeuses. Ceci vaut pour toute la société. Nous faisons face à une « infodémie », une pandémie de désinformation qui suppose de renforcer notre système immunitaire contre ce virus, notamment dans les programmes scolaires, ce qui est vital pour préparer les citoyens à reconnaître et combattre la désinformation. Les gouvernements doivent concevoir un “vaccin” contre la désinformation, ce qui veut dire promouvoir la transparence, le journalisme de qualité, l’éducation au media, revoir les enseignements à l’école pour intégrer une sensibilisation à la désinformation. Il est urgent de développer une immunité collective à long terme contre la manipulation, plus que le fact-checking qui a montré ses limites.
ADC : Quelle est votre vision de l’avenir dans cette lutte contre la manipulation étatique ?
DC : Je suis optimiste, car la prise de conscience de la gravité d’une menace qui est potentiellement existentielle pour nos démocraties a commencé. Il est parfaitement possible de se mobiliser rapidement et de prendre des mesures efficaces, comme faire adopter une loi sur la transparence des influences étrangères dont le contrôle pourrait revenir à la HATVP. Les divulguer annihilerait leur impact dans l’opinion publique. Nous avons besoin de briser les silos et adopter des stratégies de défense informationnelle mobilisant tous les acteurs. “Casser les silos, casser les silos!” pourrait devenir notre slogan symbolique, reflétant la mobilisation des administrations, des civils et des militaires, des entreprises et des associations, des universitaires et des journalistes pour réagir avec détermination afin de protéger nos valeurs démocratiques.
Arnaud Dupui-Castérès
Crédit photo : David Atlan