Avocat, essayiste et historien, Nicolas Baverez revient sur une année historique, qui n’est pas seulement une « année de crise » comme il y en eut tant. Selon lui, on découvre à la faveur du conflit ukrainien que, depuis la chute du Mur, nous avons vécu dans un « entre deux guerres ». L’affrontement entre démocraties et régimes autoritaires ne fait que débuter…
365 : Tout le monde a vu advenir un grand nombre de crises l’an passé. Mais l’historien que vous êtes regarde-t-il 2022 comme une année dont on se souviendra particulièrement ?
NB : Soljenitsyne décrivait certaines périodes comme constituant des « nœuds de l’Histoire ». 2022 correspond parfaitement à la définition qu’il en donnait comme un moment où les chocsse multiplient et s’entrelacent, provoquant la cristallisation d’évolutions majeures qui étaientdéjà à l’œuvre, mais de manière souterraine. L’histoire accélère et le monde bascule…
365 : Le principal choc aura bien sûr été celui de la guerre en Ukraine…
NB : L’invasion d’un Etat souverain et démocratique par un membre du Conseil de sécurité de l’ONU s’engageant dans une aventure impériale sous la protection de son arsenal nucléaire est inédite. Elle marque non seulement l’ouverture d’une grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties mais aussi le retour de la guerre en Europe sous une double forme : haute intensité en Ukraine ; hybride contre l’Union. Elle entraîne aussi l’ensauvagement du monde avec la hausse brutale de la conflictualité. Par ailleurs, le conflit se traduit par le renouveau de l’inflation, les crises énergétiques et alimentaires. En bref, nous avons changé d’ère pour entrer dans un monde fragmenté, violent et imprévisible.
365 : L’économie mondiale a elle aussi subi un choc important…
NB : La croissance a moins souffert qu’on aurait pu le craindre, en raison des liquidités déversées durant l’épidémie de Covid. Mais les ruptures ne sont pas moins fondamentales. Lamondialisation éclate autour de grands blocs politiques et idéologiques. La résurgence de l’inflation a contraint les banques centrales à régir d’autant plus fortement qu’elles l’ont fait avec retard, mettant fin à près de quarante ans de baisse des taux d’intérêt et au cycle de l’argent gratuit et illimité. Cette période outrageusement favorable au capital est terminée. Lecapitalisme entre dans un régime nouveau. Les bulles sont toutes en train d’éclater, de l’immobilier à la « tech », comme le montre la chute des Gafam ou la débâcle de FTX.
365 : 2022 année « historique », donc, avec quelles conséquences ?
NB : Parler d’une année historique conduit à réviser la vision de l’histoire récente. Rétrospectivement, 1989, année de la chute du Mur, fut, comme 1918, celle d’une « paix manquée ». La période qui s’étend de 1991 (fin de l’URSS), à 2021, veille de l’attaque de l’Ukraine, apparaît aujourd’hui comme un « entre deux guerres ». Il a vu les démocraties tomber dans la facilité et la démagogie, en ignorant tous les signaux d’alerte sur la montée des périls extérieurs venant des tyrannies du XXIème siècle comme des menaces intérieures liées aux populismes – eux-mêmes fruit des excès du capitalisme mondialisé, de la croissance des inégalités et du dérèglement des institutions des nations libres.
365 : Cela est assez inquiétant !
NB : Il faut se garder de confondre ce que l’on souhaite et ce qui est. Toutefois, par l’une de ces « ruses de la raison » dont l’Histoire abonde, Vladimir Poutine pourrait se révéler être le sauveur des démocraties. Sa défaite stratégique militaire est patente. La nation ukrainienne est galvanisée et sa résistance réduit en miette le mythe panrusse. La Russie est enfermée dans le déclin démographique et économique ; son unité est menacée et elle se trouve entre les mainsde la Chine, qui n’est intéressée que par ses formidables réserves en sources d’énergie et en matières premières. Dans le même temps, la politique zéro Covid a explosé en Chine, conduisant à une débâcle sanitaire et à la stagnation de la croissance, qui a été ramenée par Xi Jinping de 9,5 à 2 ou 3 % quand celle de l’Inde s’établit à 7 %. Enfin, en Iran, le régime des mollahs affronte le soulèvement de la population, emmenée par les femmes, qui ne demande plus la réforme mais la fin de la théocratie. Si elle advenait, cela marquerait un effondrement de l’islam politique, avec des conséquences majeures pour le monde arabo-musulman.J’ajoute que le trou d’air des empires autoritaires s’accompagne d’un sursaut des démocraties. L’Allemagne et le Japon réarment. L’Union soutient activement l’Ukraine et s’émancipe de sa dépendance à l’énergie russe. Les Etats-Unis se réengagent en Europe. L’OTAN renaît de ses cendres et intègre la Suède et la Finlande. Bref, les démocraties montrent qu’elles ont encore la volonté de défendre la liberté et quelles sont loin d’avoir perdu.
365 : L’Europe et la France sortent cependant affaiblies de 2022. Que doivent-elles faire ?
NB : Stratégiquement, il est crucial que l’Europe reste unie et assume sa transformation en puissance. L’Union doit rompre avec sa dépendance envers l’énergie russe, les biens essentiels chinois la technologie et l’armement américains. Elle doit se repenser en termes de souveraineté et de sécurité, ce qui constitue aussi le meilleur moyen de restabiliser les classesmoyenne, et donc de mettre en échec le populisme. En France, tous les chocs, depuis 40 ans ont été gérés par l’augmentation des dépenses publiques financées par la dette. C’est intenable. Et ce d’autant que les services de base de l’éducation, de la santé, des transports, de la sécurité s’effondrent, alors que l’Etat mobilise 56% du PIB. Des changements radicaux sont nécessaires, dont aucune force politique n’est hélas porteuse ce qui installe un sentiment d’impuissance et de fatalité, nourrissant le populisme. La France dispose encore d’atouts majeurs mais souffre d’un triple déficit de leadership, de confiance et d’efficacité. Comme en 1945, nous devons faire le choix collectif de la modernisation contre le déclin.